Bingo time: « C’est pas sur ce ton que tu vas faire passer ton message »

Se prononce aussi : «Tu ne donnes pas envie d’être écoutée avec toute cette colère» / «Tu serais plus lue si tu étais moins vulgaire» / «hystérie féminine classique: les femmes, leurs émotions, toussatoussa»

Contexte : Ce quart de décibel en plus quand on parle de féminisme me met mal à l’aise. On reprendra quand tu seras calmée.


Conjonction de deux éléments qui n’ont a priori rien à foutre ensemble : d’une part, je me prends la gueule avec une personne qui m’est très chère. On s’en remettra t’inquiète, c’est pas la question. D’autre part, je découvre ce matin la série de meufs,un fuck avec leur doigt et le hashtag  #Vousnenousferezplustaire sur Insta, lancé par la coolitude incarnée de @memespourcoolkidsfeministes, et tout ça me met les larmes aux yeux.

Si je lie ces deux situations, c’est parce qu’elles renvoient pour moi à deux facettes d’un même thème : la place de la parole des femmes. Ces selfies de badass qui racontent, pour certaines, qu’elles n’ont pas porté plainte par peur de ne pas être écoutées, qu’elles ont porté plainte mais l’ont regretté car elles n’ont effectivement pas été écoutées, que la justice, la police ou leur propre entourage ne les a pas crues. Au-delà du caractère horrible de ces situations, ce qui me frappe c’est qu’on s’attend, à l’avance, à ne pas être entendues. C’est quelque chose, non? On a appris que ça fait partie du jeu. On a appris qu’on est censées s’excuser de parler. Même si ça nous enrage, ça ne nous surprend pas et, logiquement, ça colore nos manières de nous exprimer au quotidien.

On l’expérimente d’ailleurs dans bien d’autres espaces de notre vie.

  • Au boulot, où les sentiments de crédibilité et de légitimité semblent se jouer différemment en fonction du sexe (je dis « semblent » car le sentiment de légitimité est évidemment difficile à quantifier, et face aux études qui vont dans ce sens j’ai également trouvé une étude qui suggère que le complexe de l’imposteur, par exemple, ne s’exprime pas différemment en fonction du sexe. Toujours est-il que même les femmes qui se sentent légitimes font de toute façon face à des barrières structurelles), ce qui se traduit sans mal par une moindre prise de parole.
  • En situation d’apprentissage, des primaires à l’université, les garçons semblent également avoir droit à une domination de l’espace pédagogique et sonore.
  • En famille, les stéréotypes passent aussi sans problème: vous vous souvenez de l’exemple de t-shirt «je suis une pipelette» vs «je suis un petit génie» sur Pépite Sexiste?
  • Dans les médias, à plein d’endroits et notamment dans les films, où les dialogues sont davantage supportés par des acteurs que des actrices.
  • Dans la langue, comme synonymo.fr qui nous rappelle aussi qu’un synonyme de « femme » est « commère » (qui n’est pas un synonyme d' »homme », par contre. Surprenant).
L’étude de Hanah Anderson et Matt Daniels, publiée en avril 2016.
Toutes leurs données brutes sont disponibles et leur méthode explicitée, suivez le lien.

On parle pas: on bavarde, on jacasse, on gossipe, on jase, on piaille, on caquette. On fait pas mieux pour faire comprendre aux filles et aux femmes que quand elles parlent, c’est toujours trop, ou mal.

L’un des corollaires de cet apprentissage, c’est qu’on grandit en doutant de la valeur de notre propre parole, qu’elle soit privée ou publique.

En privé, chacune a développé ses skills de communication interpersonnelle en fonction de son environnement, de son entourage, de son apprentissage. Mais on est nombreuses à avoir bien intégré qu’on va galérer à être entendues. Ce qui ne veut pas dire qu’on se contente de se taire – un apprentissage, ça se désapprend – mais surtout qu’on parle avec d’autres enjeux et prérequis. Pour certaines, ça se traduira par un manque de confiance a priori dans ce qu’elles s’apprêtent à dire. Pour d’autres, ce sera le travail patient de compétences communicationnelles de fou, affûtées et irréprochables, pour mettre toutes les chances de leur côté. Dans le cas de ma récente prise de tête, ça s’est traduit par ma tendance à la sur-explication. Tout semble avoir été dit mais non, je voudrais juste ajouter encore un truc, pour être vraiment bien sûre d’être comprise. Ça peut agacer, oppresser, je le conçois. Mais j’ai faim d’écoute.

En public, au vu de cet apprentissage du silence des femmes (un apprentissage qui se fait du côté des femmes, mais de celui des hommes également, qui apprennent eux aussi qu’une femme normale – dans la norme – est une femme discrète), prendre la parole publiquement est doublement subversif : l’espace public ne nous appartient pas, la parole ne nous appartient pas. Dès lors, quelle que soit la façon dont on se permet cette double réappropriation, c’est déjà dérangeant, comme en témoigne la masse de mecs qui se sentent autorisés, et le sont dans une certaine mesure, à hurler en all caps aux féministes qu’ils en ont à la pelle, des moyens de nous faire taire, à commencer par leur bite. Alors quitte à déranger, autant le faire d’une façon qui claque des gueules.

Y’a quelque chose de réellement jouissif à prendre la parole de façon crasse, vulgaire, qui s’excuse de rien, d’une façon qui prend de la place, d’une façon qui fait chier, bruyante, avec l’éloquence du mépris accumulé, d’un gueulophone de manif, d’un crachat sur vos #NotAllMen. C’est une manière de hurler en réponse à l’injonction de délicatesse, d’exploser à la batte l’injonction de tempérance. De souligner la pertinence de ce qui doit être dit tout en se payant le luxe de l’arrogance. C’est foutre en branle, au carré. S’octroyer la puissance de la puissance.

Puis y’a la colère. Ça, ça vous ennuie aussi. Pourtant la colère c’est beau, ça demande de l’énergie, de la vie, du feu. Un feu qui se répand, qui se partage. Quand la colère est informée, et c’est le cas de la colère féministe, elle peut devenir fédératrice. C’est un signe de ralliement réconfortant, revigorant. Toi aussi ? Oui, moi aussi. Je me sens jamais autant respectée que quand ma colère est écoutée et accueillie, même si elle est incomprise. Cette colère répond à une injustice tellement pernicieuse, qu’on connaît autant dans ses détails dont on nous dit qu’ils sont insignifiants, que dans ses manifestations les plus atroces que le système qui les rend possible ne nous aidera jamais à porter, ni à réparer. La force de la colère aide aussi, parfois, à contrecarrer la peur que génère un système tout entier, incarné (même malgré eux) par ceux qui partagent nos quotidiens et qui nous rappellent (même malgré eux) qu’on n’est pas là pour parler.

Vous n’avez pas idée du ridicule de votre suffisance quand vous nous dites que notre colère vous dérange, que tant qu’on est agressives, vous vous réservez le droit de ne pas nous écouter, quand vous nous expliquez comment parler pour vous plaire plus, pour gagner le luxe de votre écoute. Vous vous voyez grands patriarches à nous donner des leçons de bienséance, à tartiner tout ça d’infantilisation pour cacher le fait, limpide, que vous êtes les chiards capricieux qui vous bouchez les oreilles en chantant très fort dès qu’on vous dit « salut j’existe ».

Notre rage est légitime, notre parole vaut de l’or, notre vulgarité est splendide et #vousnenousferezplustaire.

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