Bingo time: « Tu crées/perpétues une guerre des sexes » ou comment placer sur les dominé.es la responsabilité que leur oppression se passe en douceur

Se prononce aussi : Je suis humaniste avant tout / Je traite tout le monde pareil, moi je ne vois pas les couleurs / Pourquoi se déchirer alors qu’on pourrait marcher main dans la main vers un but commun?

Contexte : « Moi je suis là à être tout féministe, et les féministes elles font que dire que je fais pas bien, alors que je fais tout comme il faut, d’abord, même que. »


Combien de fois j’ai vu passer ça ces derniers jours autour des manifs BLM, combien de fois t’entends pas ça quand t’as l’indécence d’être féministe. For fuck’s sake, Ça va la condescendance du haut de ton trône là, à nous jeter des cacahuètes en décidant qu’on se plaint trop fort à ton goût?

Premier souci : l’hypocrisie

Ce sont généralement des mots qui viennent de quelqu’un.e qui, vraiment, je t’assure, ne veut que ton bien et qui, vraiment, je t’assure, est du bon côté du problème et qui, vraiment, je t’assure, ne demande qu’à aider et est convaincu.e de la faire. C’est donc en général quelqu’un.e qui a tout à fait conscience des rapports inégaux à l’œuvre dans le charmant système qui est le nôtre et qui, bon prince, veut bien te tendre la main, fait d’ailleurs tout ce qui est en son pouvoir pour te tendre la main, si seulement tu l’acceptais, sombre conne.

C’est donc quelqu’un.e qui a absolument conscience des rapports de pouvoir, donc du fait que certain.es en ont plus que d’autres, mais qui aime pas trop trop qu’on se chamaille à ce sujet, parce que déjà ça rend les gens moches et sans humour, et puis toute cette colère c’est encombrant, ça chiffonne l’âme, berk, non merci. Et qui se retrouve donc, bien détendu du cul, à reprocher aux personnes qui ne bénéficient pas autant qu’ellui du système inégalitaire de maintenir, voire creuser elles-mêmes lesdites inégalités. +1 pour l’audace.

Deuxième souci : la condescendance

Bah ouais comment on est bêtes, sérieux. On n’avait pas compris qu’en fait on boudait pour rien. Qu’en vrai pendant tout ce temps, les gens dont on s’entête à penser qu’iels nous chipent des privilèges/droits/parcelles d’humanité, iels veulent juste nous aider ! Et nous on est là comme des imbéciles avec toute notre colère non-avenue à gueuler, gueuler, gueuler, alors qu’iels veulent juste nous aider. Et un petit coup de main aussi sur la condescendance ou bien ?

Donc je récap : t’as intégré que tu vis dans un système pétri d’inégalités. Tu as accepté à titre individuel que tu es plutôt du bon côté de la barrière (oui, moi, en tant que homme/blanc/hétéro/valide/cis, je sais que je ne subis pas toute une série d’oppressions que certain.es subissent). Donc tu perçois des privilèges individuels, tu perçois un système inégalitaire, y’a un moment, va falloir sauter le pas, chaton : réaliser que tes privilèges individuels te placent en dominant dans le système inégalitaire.

Tu fais partie du système, et tu en tires profit, que tu le cherches ou pas. Donc choisir ce moment pour nous rappeler que tu es un humain avant tout, pardon, un humaniste-universaliste qui ne voit ni le sexe ni les couleurs, bah euh… ouais, on sait. Et c’est la manifestation la plus flagrante de ton statut de dominant.e. Reconnaître qu’être un homme blanc (par hasard hein) t’apporte des privilèges, mais insister pour être perçu comme neutre, universel, un humain avant tout, comme si tu pouvais évoluer hors système quand ça te chantait, c’est précisément faire la démonstration du fait que non, on n’est pas du même côté. Tu as ce luxe, moi pas.

Troisième souci : la décidément très rude humilité

Alors là c’est le moment où tu sors en pleurnichant « oui mais moi j’ai pas décidé, alors quoi je m’auto-flagelle jusqu’à la fin des temps et tu seras contente ? » Alors déjà, c’est bien mal connaître mes fantasmes sexuels (#NoJudgementThough), moi si ça implique pas de la bouffe tu m’oublies, et par ailleurs, ça va les drama queens là?

On te dit pas que tu peux pas aider, on te dit que tu t’y prends mal. Que tu seras pas à nos côtés au centre. Et que tu seras même pas proche du centre. Ah bah ouais, ça change. Parce que ta position de dominant.e entraîne notamment deux choses: 1/qu’il y a toute une série de choses que tu ne peux comprendre que théoriquement, pas empiriquement. Et 2/la conséquence directe de ça est que tu ne vois/sais pas tout ce que ça implique d’être du côté dominé, et qu’il est donc au minimum probable que tu participes à cette domination même en t’en défendant, même malgré toute ta bonne volonté.

Tu ne sauras jamais ce que c’est d’être la seule femme en réunion. Et donc tu me couperas encore la parole sans t’en rendre compte. Tu ne sauras jamais ce que c’est de réaliser sans savoir d’où ça vient qu’en tant que femme, tu doutes de tes compétences beaucoup plus qu’un homme. Et donc tu me diras que je ne peux m’en prendre qu’à moi si je ne saisis pas les opportunités qui se présentent. Tu ne sauras jamais ce que c’est la rage de te sentir comme un bout de viande dans l’espace public, constamment soumise à l’évaluation non-sollicitée. Et donc tu penseras me faire un compliment en me disant que je suis mieux les cheveux lâchés. Tu ne sauras jamais ce que c’est d’avoir la nausée pendant des mois dès qu’un homme te touche, parce qu’une énième femme que tu aimes t’a raconté ce qu’elle a subi. Et donc tu reprendras pas ton pote sur sa blague « un peu limite », parce que quand même, objectivement, elle était drôle, et puis c’était entre mecs.

Tout comme je ne saurai jamais ce que c’est d’envisager le fait de tenir la main de la personne que j’aime en rue comme un acte malheureusement politique et potentiellement dangereux. Je ne saurai jamais ce que c’est qu’on attende de moi que je rigole aux blagues racistes pendant tout le confinement en étant Chinois.e ou identifié.e comme tel.le. Je ne peux que constater la douleur que c’est. Écouter et constater. Et faire un effort d’empathie, c’est-à-dire littéralement, un effort d’imagination. Mais ça n’ira jamais au-delà de ça. C’est donc hors de question que je puisse prétendre être « main dans la main », ou « du même côté », ou « indifférente à la différence ». Tu comprends la place que tu prends en exigeant ça? Tu vois à quel point tu nies toute une vie d’expérience en demandant ça?

Humilité: disposition à s’abaisser volontairement, en réprimant tout mouvement d’orgueil par sentiment de sa propre faiblesse (#PassionAtilf). C’est pas plus que ça. C’est accepter que tu sais pas, ou moins, et du coup faire confiance aux concerné.es. Si on vous dit que le main-dans-la-main-en-sautillant-ensemble-vers-l’arc-en-ciel ça nous intéresse pas, faites confiance. Si on vous engueule parce que vous tenez des propos qui font trop mal, faites confiance. Si on vous demande de vous taire parce que vous dites de la merde, faites confiance. Et ouais, c’est rude. Ça forge, l’humilité. Et t’as l’impression de t’en prendre plein la gueule. Mais envisage aussi qu’en tant que dominant.e, il est plutôt probable que ton seuil de tolérance au manque de considération extérieure soit inversement proportionnel à la dominance de ta position. AKA, plutôt médiocre.

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