D’où on va barboter dans une piscine de male tears avec les 3 mecs et demi qui gagnent moins que leur femme ?

Une « surprenante étude » relayée par Le Monde nous apprend exactement rien du tout sur l’état actuel du patriarcat. Enfin si, que c’est « dur dur d’être dominant », ou plus précisément que « être dominant c’est ma passion et si je le serais pu je serais tout chagrin ». Et le Monde te fout ça peinard en mode percée scientifique ici.

Le 26 novembre, encore bien dans l’ambiance de la journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes, le journal Le Monde nous a gratifié d’une époustouflance que tu vas pas en revenir : les hommes sont souffrance, les hommes sont chagrin, les hommes sont petit moral.

Pourquoi ? Parce que dans de rares cas (mais quand même, c’est trop), leur compagne gagne plus de sous qu’eux [emoji coeur brisé]. Et c’est encore plus super pas juste, parce que les hommes sont tristounes, alors que les femmes* elles, l’étude dit bien qu’elles s’en foutent. Ça les affecte pas si elles gagnent moins. Limite elles aiment bien, non ? Mais tu vois, ça c’est les femmes tout craché, tournées vers l’Autre, dans la dévotion, l’abnégation, pas la vulgaire matérialité, ah ça non (Le Monde m’a jamais vue chez Monki un jour de paie semblerait-il).

J’aurais quelques petites annotations, 3x rien, par-ci par-là.

Biais de flemme

Bon d’abord, on va se calmer tout de suite sur l’impression d’universalité de l’étude sur laquelle est basée l’article : pas les vieux, pas les jeunes, que les 20-60 ans. Et puis pas les indépendant·es, leurs revenus fluctuent et tout, c’est chiant. Et puis aussi pas les cohabitant·es, on veut de la bague au doigt. Voilà, juste les couples mariés.

Alors ce qui est fun (notion toute relative), c’est que l’étude affirme elle-même (en petit poucet ça et là dans le texte, pas à la suite sinon on verrait un peu trop que tout ça se tient) que 1/certaines études précédentes sur le sujet (le bien-être en fonction de l’écart salarial) suggèrent que « la domination économique des femmes dans le ménage n’est problématique que dans les couples ayant un point de vue traditionnaliste », que 2/en excluant les couples non-mariés, on se focalise peut-être-un-peu-possiblement-mais-jsais-pas-jsuis-pas-devin-merde sur les couples plus traditionnalistes (« Nous excluons peut-être les couples qui rejettent le mariage pour des raisons égalitaristes et dont on peut dès lors supposer qu’ils auraient réagi différemment à l’écart de salaire »), et enfin que 3/une étude précédente a indiqué que « la norme de genre voulant que ‘les femmes doivent gagner moins que leur époux’, […] est hautement prédictive du succès des unions maritales ».

Well, well, well… Donc on sait que: en excluant de l’étude les couples non-mariés, on exclut possiblement un point de vue plus égalitariste. Que les couples plus traditionnalistes auront tendance à avoir une vision plus figée des normes de genre.  Que quand les femmes gagnent moins, ça renforce la longévité des couples mariés.  Mais on va quand même baser toute l’étude exclusivement sur les couples mariés, c’est plus sûr.

C’est ce qu’on appelle un biais de gros foutage de gueule. Also known as « flemme d’avoir tort, viens, on demande que aux gens qui vont confirmer nos hypothèses ». Cela dit, tu gagnes effectivement du temps quand plutôt que de partir d’une question, tu pars direct des réponses.

Les hommes sont tout chagrin quand ils arrivent pas à bien patriarquer

Pardonnez ma perplexité mais d’où, grands dieux d’où, l’étude conclut-elle que ce bonheur/malheur des hommes tient effectivement au gap de salaire avec la bienheureuse qui partage leur vie, et pas à la foultitude d’avantages que leur apporte ledit salaire ? Pour le dire autrement, je comprends bien que l’étude a remarqué que tiens, il y a une corrélation entre le niveau de satisfaction masculin et l’écart de salaire (chaton est triste quand il gagne moins, heureux quand il gagne plus), mais y’a aussi corrélation entre mon niveau élevé de satisfaction et mon pommeau de douche, et c’est pas fooorcément parce que j’adore l’odeur de l’Ultra Doux stu veux.

Le mec a-t-il un sourire béat en faisant défiler mentalement ses fiches de paie à longueur de journée, ou le mec est-il heureux car en ayant un salaire supérieur à celui de son épouse, il jouit aussi d’une validation sociale, d’un plus grand pouvoir d’achat, de la possibilité de quitter sa partenaire sans se demander s’il s’en sortira financièrement, donc de rester dans une relation parce qu’il y trouve une forme de satisfaction et non par contrainte ou crainte, d’une vie sociale possiblement plus riche car s’étirant davantage à la sphère professionnelle (car oui, les femmes gagnent moins aussi parce que leur travail salarié est davantage à temps partiel), et puis surtout, parce qu’il jouit effectivement des promesses que lui a faites la société entière depuis sa plus tendre enfance ?

Le salaire plus élevé n’est-il pas basiquement satisfaisant car il fait partie du package du dominant qui domine bien ? Du coup ouais, pour ceux qui l’ont pas, les boules quoi. Parce qu’en vrai tu sais quoi? Ils sont 12% (DOUZE !) à toucher un salaire inférieur à celui de leur partenaire (ce qui ne dit encore rien de cette répartition en termes de race et de classe notamment). Bah ouais, je comprends, les nerfs, moi aussi ça me tendrait. Non mais sérieusement, imagine, tu passes toute ta vie à entendre que la norme veut que tu gagnes plus que ton épouse, et c’est finalement pas le cas. Bien sûr que tu souffres.

« Mais c’est exactement ce que dit l’étude, pourquoi tu nous saoules ? » me diras-tu alors, le chlore de ta piscine de male tears te picotant les yeux. D’une part, mon problème est que l’étude laisse entendre un lien de causalité où il n’existe en fait qu’un lien de corrélation, et laisse ainsi dans l’ombre tout le système qui rend les hommes si malheureux de gagner moins que leur compagne. D’autre part, je m’interroge (et c’est ma façon passive-agressive de dire « je conteste de toute mon hystérie ») sur la nécessite d’aborder les inégalités de genre de cette façon : il est clairement établi, y compris dans l’étude, que les femmes gagnent largement moins, mais le focus choisi est quand même la souffrance masculine. I mean WTF.  

L’égo en cristal est-il une donnée pertinente ?

Du coup, je me pose une question : est-ce qu’au fond on s’en tamponnerait pas la coquille, du degré de bonheur des dominants au sein du système qui les autorise à dominer ? Est-on réellement tenu·es à l’empathie quand on lit que les hommes sont tristouchoupinou quand ils ne tirent pas les bénéfices du système qui les annonçait pourtant gagnants ? Je sais pas, je demande hein.

Car suggérer cette corrélation comme une causalité (« bichon est heureux quand il gagne plus » versus « bichon est heureux parce qu’il gagne plus »), c’est non seulement malhonnête, mais c’est aussi nier tout le système (que quelques sinistres âmes nommeront « patriarcat ») qui augmente objectivement la possibilité pour les hommes d’avoir un meilleur salaire : le système qui suggère de 1000 façons – à tout le monde, pas qu’aux hommes – que cette situation est effectivement normale, logique, souhaitable, attendue, juste…, le système qui sanctionne celleux qui dérogent à cette norme (c’est tout le principe d’une norme), le système qui ne limite pas la domination des hommes à ce seul élément, le système qui fait que seuls 12% des hommes gagnent moins que leur épouse, etc.

L’étude l’assume d’ailleurs clairement : « Tout en reconnaissant le rôle important des structures macro-économiques et institutionnelles, notre objectif de recherche se concentre plutôt sur les dynamiques interpersonnelles micro-sociales ». Genre ouais, on sait, le système c’est important mais on va quand même pas faire comme ça. Merci mais non merci le système.

Sauf que se concentrer sur le niveau micro du moral, du bien-être, du bonheur ne dit du coup rien, absolument rien, de ce qui rôde cette bien belle machine qu’est le patriarcat, si ce n’est qu’elle roule parfaitement. C’est présenter un constat (« les hommes souffrent quand ils gagnent moins que leur compagne ») comme s’il était l’un des aspects problématiques du système, alors qu’il montre simplement à quel point ledit système fonctionne à merveille. En d’autres mots, non, les hommes ne souffrent pas du patriarcat. C’est même tout le concept. Et dans ce cas précis, les hommes souffrent plutôt de l’inefficacité ponctuelle du patriarcat. Tu m’accorderas que ça change un petit peu les termes du débat.

Donc une étude « illustrant le poids des normes dans le couple » en insistant sur comment c’est ouille-ouille-ouin-ouin individuellement pour les mecs, oui je veux bien qu’on m’explique la pertinence. Parce que d’ici on dirait quand même bien que ça renforce juste le problème.

Nouvelle tactique : on change rien

La pente est glissante à partir de là, parce que pendant qu’on se désole sur les chatons qui frôlent le burn-out pour cause d’égalité, tu sais qui le vit finalement pas si mal ? Leur meuf, dis donc, dont « le bien-être subjectif […] ne semble pas être affecté par le fait d’être moins bien rémunérée ». Tu vois elles sont bien comme ça, alors que les hommes ça les rendrait tout raplapla, alors pourquoi diable changer quoi que ce soit ?

Sérieusement, on fait quoi à partir de ce constat ? On doit faire quoi, genre culpabiliser si on gagne plus du coup ? Être désolées ? Être en empathie? C’est une vraie question : on fait quoi avec cette info ?

En tout cas l’étude a sa petite idée et conclut que comme le gap salarial en faveur des femmes affecte négativement le bien-être des hommes, et que ça ne semble pas affecter celui des femmes, les hommes « pourraient être résistants à des mesures cherchant à diminuer les inégalités salariales au sein du couple ». OK donc quoi, on doit en plus pas déranger les dominants en tentant d’être moins dominées ?

Nous on est là comme des idiotes avec nos slogans, nos campagnes, nos arguments, nos mesures et tout… Mais bordel, si on avait suuuu aussi que ça vous rendait tout déprimous. On s’est mal compris, spa grave, ça arrive. Mais en tout cas on annule tout.

De la souffrance individuelle en système dominant

Honnêtement y’a encore plusieurs trucs que je trouve hautement fucked up dans cette étude (à commencer par le caractère hétéronormatif allant de soi, ou l’une des conclusions annonçant que les femmes sont visiblement « plus heureuses à temps partiel que les hommes » à nouveau en s’arrêtant sur la dimension individuelle sans noter le contexte systémique de cette satisfaction, ou encore l’idée de génie consistant – attention, innovation – à faciliter l’accès au marché de l’emploi pour les femmes qui, décidément, ont du mal. Plutôt que de repenser l’accès au travail domestique pour les hommes qui, décidément, n’en foutent toujours pas une).

Mais je vais m’arrêter là parce que ce qui m’exaspère en vrai, c’est pas tant l’étude elle-même que sa reprise telle quelle par le Monde, qui non seulement trouve cette recherche digne d’un article entier (c’est visiblement suffisamment important, nous devons être au courant), mais en plus le fait sans mise en perspective ni contextualisation ni critique.

Alors je vous vois venir, tout chauds que vous êtes avec les discussions sur la non-mixité de ces derniers jours : non, ça n’est pas « ça l’égalité », parler de la souffrance des hommes autant que celle des femmes en système patriarcal. Parce que ce que ce système organise, c’est précisément l’inégalité. Choisir de s’attarder comme souvent sur la difficulté des dominants – quand c’est pas sur la difficulté d’être dominant, coucou Éric Brion qui nous torche un bouquin sur la souffrance d’avoir été un porc balancé -, c’est prétendre qu’on peut peser de la même façon les obstacles individuels (« boubouh j’arrive pas à montrer mes émotions en public ») et les obstacles organisés de façon systémique (deux tiers des postes de direction en Europe sont occupés par des hommes, par exemple). Ou encore : « ça fait bobo dans mon cœur quand je gagne moins que ma femme », vs « en Europe, les femmes gagnent 16%,3 de moins que les hommes », par exemple.

Non, le patriarcat ne nuit pas à tous les groupes sociaux de la même façon. Quand on connait le poids des questions financières dans les inégalités de genre (qui vont de la décision de rester dans une relation abusive, aux problèmes posés par une retraite des femmes inférieure de 30% à celle des hommes), décider de se focaliser sur l’indécente fragilité du groupe qui s’en sort le mieux, sur le mal-être individuel d’une portion de la portion de la portion des dominants qui dominent de façon moins effective sur un aspect du système, c’est au mieux une énième preuve de votre trouille que les choses soient en train de changer, et au pire c’est simplement obscène.


*Parce que mon texte est centré sur la notion de patriarcat comme système organisateur du genre, je parle ici uniquement d’hommes et de femmes, non comme des réalités biologiques, ni comme les seules catégories de genre valides, mais bien parce que ce sont les classes, les groupes sociaux admis et construits par le patriarcat. En tant que système d’oppression, le patriarcat n’admet que deux catégories (les hommes et les femmes) construites comme opposées, complémentaires, mutuellement exclusives et automatiquement attirées (d’où, notamment, la seule existence du couple hétéro dans l’étude dont il est question, sans que cela ne soit même mentionné).

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5 réflexions sur “D’où on va barboter dans une piscine de male tears avec les 3 mecs et demi qui gagnent moins que leur femme ?

  1. De toute évidence vous savez pas lire une étude. « A categorical examination of equality in proportional contributions showed that while only 8% of female respondents were majority-earners (defined as contributing 60% or more of total household income), this was true of 54% of the male sample. ». Ce qui signifie donc que 46 % des hommes mariés britanniques contribuent autant ou moins que leurs épouses au budget familial. Tout votre article est basé sur l’idée que l’écrasante majorité des hommes sont la source de revenu principal des couples traditionnalistes or l’article que vous commentez prétend le contraire (54 %, un statisticien n’appelle pas ça une écrasante majorité).

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    1. 1/ J’imagine en effet qu’un.e statisticien.ne n’appelle pas 54% une écrasante majorité, et ça tombe bien, moi non plus, à aucun endroit de mon texte.

      2/ Ce que je critique dans la présentation des résultats par Le Monde, et qui est très clair dès mon introduction, c’est justement le focus sur les hommes qui gagnent moins, alors que ceux-ci ne représentent que 12% de l’échantillon étudié. Inclure dans votre calcul les hommes qui gagnent autant n’est donc simplement pas pertinent vis-à-vis de mon propos.

      3/ Ainsi, « tout mon article est basé sur l’idée que » le focus est mis sur la souffrance masculine, alors que nous vivons en plein patriarcat. Comme c’est peut-être le point qui vous chiffonne, je me permets de poursuivre la citation que vous utilisez, pour vous montrer ce que je veux dire par là : « Secondary-earning, which describes those whose earnings contributed to less than 40% of total earned household income, was the majority category for women, accounting for 62% of the female sample, while it accounted for a comparatively small 12% of the male sample. […M]en were more stable with 92% of the male sample continuously employed in stable full-time or part-time jobs, compared to women who were less stable at 75%. The modal labour force category for men in our sample was continuous full-time, with 89% of the sample in full-time employment at t −1 and t. Women’s modal category was also continuous full-time, though this category accounted for a considerably smaller 44% of the female sample. There was considerably more heterogeneity in labour force attachment in the female sample, with greater evidence of labour market transitions overall, as well as higher rates of continuous part-time employment and continuous non-employment. » Par exemple.

      Avant de m’accuser de ne pas savoir lire une étude, n’hésitez pas à prendre le temps de lire correctement les articles que vous souhaitez critiquer, même quand le propos ou le ton vous crispent. Votre condescendance sonnera plus juste.

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  2. Texte au vitriol, qui met bien le doigt où cela fait mal, et qui appuie deux fois plutôt qu’une. Bravo. Je me rappelle d’une étude d’il y a quatre ou cinq ans, arrivant aux mêmes conclusions minables (c’est mauvais pour les hommes dominants en couple). J’ai pas retrouvé dans mes archives d’articles sur le blog et j’ai peut-être abandonné mon projet : retenons que le thème d’étude est éculé. Ensuite vous avez bien raison de dire que la souffrance des hommes ne change rien au problème objectif de l’inégalité salariale qui défavorise les femmes. Enfin : Juste une question, la souffrance apparemment massive des hommes doit faire question, non pas sur la relation femmes hommes, mais sur la douleur d’assumer une domination qui vous met mal à l’aise. Beaucoup d’hommes sont assis à côté de leur chaise, mais ils n’ont que cette chaise, ce trône, pour se trouver une place. Patrick Jean a souligné que ce sont les femmes qui évoquent le fait que les hommes souffrent ! (à ses conférences sur son film sur la Domination masculine). Il y a aussi ce DJ qui propose des formations par l’artistique pour que les hommes extériorisent leur souffrance, leur mal être, (notamment dans les banlieues, mais pas que). Les hommes sont confrontés à un binôme permanent domination/frustration. Comment sortir de cette schizophrénie ? Ce n’est aucunement le problème des femmes à prendre cela en charge mais c’est une réalité à appréhender socialement. En commençant par la décrire. bonne continuation.

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    1. Bonjour, merci pour ce commentaire intéressant. Mon propos concerne effectivement le fait que la souffrance masculine prend énormément de place, dans l’espace médiatique notamment et jusque dans les espaces féministes, alors que cette souffrance s’inscrit dans un rapport de force systémique dont les hommes sortent gagnants de différentes façons. Ceci étant dit, je ne nie aucunement la difficulté de cette dualité que vous appelez (de façon assez juste, il me semble) domination/frustration. C’est effectivement une réalité à appréhender et c’est, à mon sens, le rôle de nos alliés. Décrire et comprendre cette contradiction dans laquelle on s’inscrit en permanence en tant qu’allié. A mon sens, ça commence par écouter les féministes (qui théorisent et militent sur l’oppression) pour comprendre comment agir sans renforcer son oppression. Plusieurs auteurices ont travaillé cette question en profondeur, je vois renvoie en premier lieu vers Francis Dupuis-Déri 🙂

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