La Libre s’illustre encore, cette fois par un édito prenant à bras-le-corps la notion de « cancel culture ». Ah oui mais non, pas pour adresser toutes les choses intéressantes qui auraient pu être adressées. Le débat ne manque pas de fond pourtant. Mais La Libre choisit, avec la constance de ceux qui n’ont rien à y gagner, de rester sur la forme, en opposant celleux qui aimeraient bien débattre, et celleux qui, emmêlés dans leur émotivité envahissante, censurent.

Il y a tant à dire sur la cancel culture. Tant à nuancer, à questionner, à critiquer, à définir. Heureusement que certain·es l’ont fait magistralement (cet épisode de La Poudre ou cette orfèvrerie de ContraPoints, notamment) parce que La Libre, elle, a décidé de rester empêtrée dans une position d’où être bien sûre que rien ne bouge, en misant sur l’appel à la raison pour résoudre l’émotivité ignorante militante. (Alors oui, l’édito date d’il y a une dizaine de jours, mais c’est la pandémie, mommy needs her me-time. Et le sujet semble malheureusement intemporel et dépasse largement cet édito).
En fait j’étais partie pour une déconstruction enlevée phrase par phrase de cet édito que j’ai lu, sans dec, en souriant, comme on regarde un soap un peu naze en se disant qu’on voit quand même fort les ficelles mais dieu que ça divertit. Puis au moment de le relire et d’écrire, là, je suis prise d’une immense fatigue. Vous me fatiguez, les gens avec cette rhétorique, vous êtes fatiguant·es. C’est une fatigue toute rembourrée de tristesse, de ras-le-bol, de frustration et d’impuissance. Flemme cosmique.
Je suis fatiguée que des individus appartenant à tous les groupes dominants, blaze à particule inclus, s’autorisent à distribuer des points de bienséance, à décider à la place des groupes dont ils parlent ce qui leur convient ou non. Ce qui doit avoir de l’importance, ou non. Ce qui tient pour une demande légitime, ou non. Que portés par l’inertie de leurs privilèges et une vague impression d’avoir quand même assez souvent raison, ils ne s’arrêtent jamais pour faire le point avec eux-mêmes, dans le secret de leur propre conscience, se demander pour du vrai s’ils sont justes, faire l’exercice inconfortable mais indispensable de la remise en question régulière. (Je ne parle bien sûr pas ici de celleux qui savent très bien qu’iels sont injustes et s’en battent les steaks avec des chausse-pieds. Je parle de celleux qui tentent encore de trouver de quoi se draper de bonne volonté en espérant que ça ne se voie pas).
Je suis crevée qu’on donne des plateformes à ces personnes-là. Qu’on leur file des plateformes médiatiques et autres, au nom de la liberté d’expression, comme si leur liberté d’expression consistait pas à dire que la liberté des autres était dérangeante. Au nom de la pluralité des points de vue, comme si leur point de vue ne renforçait pas un monopole déjà criant. Ou pire, au nom de l’objectivité, enfin raisonnée, comme si la prétendue neutralité dominante n’était pas elle aussi une opinion. Je suis épuisée et pour tout dire choquée (pas surprise, entendons-nous) par la mauvaise foi qui consiste à demander d’être entendu·es, quand on appartient au groupe qu’on ne fait qu’entendre, même quand c’est pour hurler qu’ils peuvent plus hurler.
Usée de lire que « la suppression d’une parole ou d’une œuvre ne se ferait plus au terme d’un débat raisonné ou au regard de la loi, mais à partir d’un sentiment. » Et de renier dans le même mouvement jusqu’à l’humanité des dominé·es, en affirmant que « ce qui fonde notre humanité est notre ‘raison dialogique’, […] notre capacité à raisonner par l’échange », qui n’existerait pas du côté de celleux qui préfèrent « la purge et le déni ». Ça va le mépris ? Y’a quand même un petit souffle de vomi au fond de l’haleine là, non ? Quel niveau de privilèges faut-il engranger, pour affirmer que ce qu’on refuse d’entendre est, dès lors, dénué de raisonnement ? Pour qui faut-il se prendre pour penser qu’un positionnement manque de solidité simplement parce qu’on ne le comprend pas ? De quelle arrogance faut-il se parer pour prétexter un refus de débat venant précisément des personnes qu’on n’écoute ni ne lit ?
Ça m’explose de fatigue de lire que la cancel culture consisterait à « interdire de parole des intellectuels au motif que leur expression blesserait certaines personnes ». Les intellectuel·les développeraient une parole réfléchie, censurée, tandis que des quidams random auraient des émotions, des ressentis, les losers. Ça m’épuise en plus de me tendre, d’entendre qu’on oppose avec une telle facilité et une telle récurrence l’émotion et la raison. Comme si on ne pouvait pas être à la fois en colère et produire une pensée. Comme si la rage, l’indignation ou la tristesse ne pouvaient être des moteurs de réflexion, de mise en action, de prise des armes, théoriques avant tout chose. Mais aussi, de façon plus dangereuse, comme si l’absence d’émotion était gage de savoir.
Cette affirmation fonctionne comme une stratégie de silenciation, qui exige de celleux qui s’en prennent plein la gueule de ne pouvoir demander le changement que gentiment, calmement, au risque de voir la construction de leur réflexion ignorée, balayée, raillée. Comme si prendre conscience de ce qu’on occupe une position spécifique dans un système de merde n’était pas une situation bien plus propice au raisonnement et à l’ouverture que de se penser universel.
Et quelle flemme de réaliser que : quand bien même la réaction serait purement émotionnelle, c’est quoi le problème en vrai ? Entendre que quelqu’un·e se « sent » blessé·e (pour reprendre vos guillemets dégueulasses de condescendance) ne vous suffit pas à vous remettre un tout petit en question ? Tant que c’est empreint d’émotion je ne t’écoute pas ? Tant qu’il y a pas une dissert’ pour aller avec, ça compte pas? Ça suffit pas comme demande : « Arrête, ça me blesse » ?
Je suis fatiguée de constater que défendre l’égalité est perçu soit comme niais et naïf, soit comme menaçant et dangereux. Plutôt que comme une évidence. Qu’il faille, littéralement, se battre pour la justice. Qu’il faille se défendre, se protéger de porter ces idéaux-là. Quelle arnaque, nous faire croire à l’école qu’on est toustes égaleaux, pour nous apprendre que c’est la loose de réclamer la même chose en grandissant. Que la colère, le constat de l’irrespect, l’exigence de penser la justice, devienne si facilement une négociation, quand on fait partie de celleux que ça affecte. Une blague, un jeu, quand on fait partie de celleux que ça n’affecte pas. Regarde comme ils les ont bien énervé·es hahaha.
J’en peux plus de votre complaisance. Que vous renommiez « ressenti » des arguments que vous refusez d’entendre, que vous balanciez la « morale » comme une insulte. Vous imaginez ? Ces gens se permettent d’agir en fonction de ce qu’ils estiment bien et juste. Audace ! Indécence ! Et de balayer d’une seule main les arguments qui accompagnent cette morale, contrairement aux positions qui se défendent les mains dans les poches et le regard détourné, par la magie du pouvoir structurel qui permet de monopoliser la parole pour dire que le débat est impossible. Que vous condamniez les « idéologies » comme si le travail acharné à la conservation de vos privilèges n’était rien de plus qu’un passe-temps dépolitisé.
Vu vos penchants vous poussant visiblement à prendre les gens pour des imbéciles émotif·ves, vous serez peut-être tenté·es de voir dans cette fatigue un sentiment de lassitude, de résignation, d’épuisement. Rassurez-vous: la fatigue n’est pas une émotion. Un gros dodo et on est back avec toute notre sentimentalité désinformée.
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