Récemment, la RTBF a voulu célébrer (I guess) le succès de Leylah Fernandez (19 ans) et Emma Raducanu (18 ans), qui venaient de se qualifier pour la finale de l’US Open, en annonçant joyeusement « Les deux gamines réalisent un tournoi exceptionnel ». Avec émoji biberon. Si si.
WELL WELL WELL, les miasmes du patriarcat, we meet again. On va encore dire que le féminisme est affaire de pinailleries, mais… Les gamines? Ah bon? Deux athlètes pro t’explosent tout un tournoi où tu toucherais à peine une balle, et c’est des « gamines »? L’émoji biberon m’a flinguée. Mais le terme « gamines » m’énerve encore plus par son petit côté pernicieux, d’autant qu’il est récurrent dans les articles qui parlent des 2 championnes.
De l’usage différencié de la gaminerie
Et je me suis demandée si on utilise « gamin » comme on utilise « gamine » dans les articles qui causent tennis. La réponse va vous surprendre, mais alors là pas du tout.
Quand on fait une recherche sur le site de la RTBF Sports, pour « tennis + gamine », les articles concernent:
- Fernandez et Raducanu, « deux gamines [qui] réalisent des tournois exceptionnels »
- Luksika Khumkhum, « une gamine de 20 ans » qui vient de battre Kvitova, la gagnante de Wimbledon
- Jelena Ostapenko qui vient de gagner sa place en finale de Roland Garros à 20 ans
- Daria Kasatkina, 14è mondiale et 21 ans, dont son entraîneur dit « cette gamine a quelque chose de magique »
- Yanina Wickmayer, « une gamine de 20 ans » (en 2009) d’après le père et coach des Borlée
- Justine Henin et Kim Clijsters, qu’on décrit à une période où elles avaient 19 et 18 ans : « les deux gamines vont tout écraser sur leur passage »
- Y. Wickmayer, K. Flipkens , A. Mestach et S. Oyen, entre 16 et 24 ans, « nos gamines » sur le point de représenter la Belgique à la Fed Cup en 2010.
- Raducanu que son coach décrit quand elle avait 16 ans
- Bartoli et son « rêve de gamine » qui s’envole alors qu’elle vient de perdre contre Schiavone pour la finale de la Fed Cup
Quand on fait une recherche sur le site de la RTBF Sports, pour « tennis + gamin », les articles concernent:
- Un ramasseur de balles
- Un autre ramasseur de balles
- Un fan qui échange quelques balles avec Djokovic
- Grigor Dimitrov, le 478-ème au classement ATP qui vient de perdre contre Nadal
- Benoit Paire, 31 ans, qui « colporte fièrement une image de sale gamin, sorte de cocotte-minute bancale, prête à exploser au moindre à-coup »
- L’athlète Diego Schwartzman quand il avait 13 ans
- Un spectateur invité à jouer un point contre Federer
- Denis Shapovalov (21 ans) et Jannik Sinner (19 ans) qui s’opposent dans un « choc des gamins » au 1er tour de lOpen d’Australie
- le temps où O. Rochus et R. Federer ont joué ensemble, en tournoi junior à 17 ans
- R. Harrison qui veut péter la gueule à Kokkinakis (« je devrais défoncer ce gamin »)
Si je peux me permettre une petite synthèse comparative, quand on utilise le terme « gamine », c’est donc majoritairement pour décrire au présent des athlètes professionnelles, de très haut niveau, généralement à un temps fort de leur carrière, voire à un moment de consécration. Gamine = athlète en réussite. Quand on utilise le terme « gamin », c’est soit pour parler de jeunes ou d’enfants ni athlètes ni pro, soit pour parler d’athlètes qui perdent, se menacent, se comportent comme des enfants, ou ne sont pas (encore) au top de leur carrière. Gamin = well, gamin.
Champ lexical de l’étonnement
Je pointe un site d’info ici, mais ça n’est pas ce site qui est important. Ce serait trop facile. Ca voudrait dire qu’on a en fait juste besoin d’une webmaster pour déprogrammer le patriarcat. I wish, mais non. Par exemple, dans la première version d’un article du journal Le Soir modifiée entre temps, tous les qualificatifs et groupes nominaux* utilisés pour désigner Fernandez et Radunacu ensemble sont :
deux lolitas – pas nées voici 20 ans! – deux fillettes – teenagers – two stars – pas nées lors des attentats du 11 septembre – deux joueuses issues de l’immigration – toutes deux nées au Canada – deux nouveaux profils, très frais – [font preuve de] ce zeste d’insouciance juvénile qui déplace les limites – les deux lolitas [encore] – même pas 20 ans – Si on additionne leur âge (37 ans et 308 jours), elles restent plus jeunes que Kim Clijsters ou que Serena Williams! – complètement inattendues à ce niveau
Tandis que tous les qualificatifs et groupes nominaux* utilisés pour désigner leur parcours et le tournoi sont :
contes de fée – étonnant – belle histoire – une quinzaine folle – c’est le genre de choses qu’on n’imagine pas! Tout a tellement changé en 15 jours sur la planète tennis
*Ce qui m’intéresse ici, c’est le discours journalistique, je n’ai donc pas pris en compte les citations rapportées dans l’article.
Ainsi, le problème n’est pas tant de souligner qu’elles sont jeunes, mais d’en faire un point focal et une aberration plus qu’un simple constat. Ce qui m’intéresse donc, c’est la tendance à infantiliser les femmes qui réussissent, alors qu’on infantilisera plutôt les hommes quand il s’agit de les déresponsabiliser (« il ne savait pas, il n’a que 28 ans après tout… », « c’est un grand gamin de 31 ans » vs. « Oooh elle a gagné un tournoi du Grand Chelem à 18 ans, c’est cro mignon« ).
La minimisation passe ici par la référence appuyée à l’âge des femmes, et le recours à un champ lexical de fraîcheur, nouveauté, surprise qui confère un caractère inédit ou exotique à leur réussite. Sauf que bon, rien qu’en comptant l’US Open, McEnroe l’a remporté à 20 ans, comme Marat Safin et Venus Williams. Steffi Graf, Pete Sampras, Andreescu, del Potro, Sharapova et Kuznetsova l’ont remporté à 19 ans, Monica Seles et Serena Williams à 18, Martina Hingis à 17. Ils ont cru qu’on n’avait pas wikipédia ou bien?
Minimiser par l’âge, par une dimension prétendument inédite, par la mention d’une tierce personne (masculine) qui a quand même beaucoup aidé (« Philippe Dehaes, celui qui a transformé le coup droit de Radunacu« ), par la référence à la personnalité « difficile » d’une joueuse… tout un arsenal de minimisation existe, et ça n’est pas pinailler que de le pointer.
La réussite est-elle masculine?
C’est au contraire crucial car ça nous éclaire par la bande sur la perception genrée de l’ambition, du leadership et de la réussite, et les conditionnements de part et d’autre pour bien respecter le script. Tu sais, tous les « non, je joue pas, je suis nulle« , les « merci, mais j’ai quand même été beaucoup aidée« , les « elle a couché avec qui pour arriver là?« , les « non ‘directrice’ ça fait crâneuse, ‘coordinatrice’, ça sonne plus moi nan?« , et autres « c’est moi ou je dois en faire 2x plus pour être considérée 2x moins?«
Bon, ceci étant dit, l’ambition, l’assurance, la capacité à (se) prendre en charge, à assumer ses réussites, à oser, tout ça peut (et doit, if you ask me) se penser hors d’une perspective de productivité propre aux exigences capitalistes. Mais plutôt pour, tsais, LA VIE. Les relations (y compris professionnelles, pour le coup). L’affection, l’amitié, le sexe, la santé mentale, les centres d’intérêt, la créativité, la réflexion intellectuelle, bref les choses qui nous font du bien, sont aussi influencées par ces compétences là (quelle que soit, en fait, notre propre définition de l’ambition ou de la réussite).
À chaque fois qu’on appelle des femmes en réussite des « gamines », c’est aussi notre perception de tout ça qui est en jeu.
À partir de maintenant c’est « majestés », thank yew.