D’où quand c’est une femme qui invente un truc ça compte pas?

OK donc je résume : tous les articles sont OK d’annoncer « le père du tiramisu » tout en reconnaissant que ce titre est au mieux partagé, au pire fallacieux. Alba Campeol (mieux connue sous le nom de « sa femme », variation du célèbre patronyme « une femme ») a en effet, selon les sources, soit inventé le tiramisu sans Ado, soit l’a inventé avec Ado. Dans tous les cas, elle a eu quelque chose à voir avec l’invention du tiramisu, mais n’a pas droit au couronnement de « mère du dessert ».

Pourquoi, me demandez-vous dans un soupir. Réponse courte: la patriarcat, bébé. Réponse longue: 3 facteurs qui nous pourrissent l’existence.

Facteur 1 : on n’a pas de mérite quand on est naturellement douée

Les femmes sont paraît-il naturellement douées pour les choses ménagères. Dès lors pourquoi diable prétendrions-nous à une quelconque forme de gratitude, de célébration ou de reconnaissance ? En revanche, les hommes n’ont pas cette facilité naturelle (parce qu’en vrai personne a le gène du récurage de chiottes), ce qui explique la fascination dont ils sont l’objet dès qu’ils décident de prendre en charge une partie du boulot. Pour « aider ».

« Oh regarde, il est venu chercher son enfant à l’écoooole »; « Ah non mais à la maison c’est lui qui cuisine hein »; « Qui sont ces hommes qui repassent le linge: notre enquête spéciale« .

Ainsi, quand Alba invente un dessert, c’est littéralement moins remarquable que quand Ado le fait. « Une femme » peut donc bien inventer une recette. Mais au-delà des fameux passages de secrets de mère en fille, faudrait pas qu’elle en tire un avantage financier ni symbolique dépassant le cadre de son royaume domestique. Pour quoi faire, comme elle remplit juste son rôle?

Facteur 2 : on a du mal à croire qu’une femme puisse penser

Alors que l’homme serait taillé pour la pensée rationnelle, quand « une femme » pense, c’est essentiellement avec son intuition féminine, avec ses hormones, avec toutes ses émotions qui la débordent bien souvent, la pauvre. Une distinction sans fondement, par ailleurs bien commode pour maintenir les rapports de pouvoir en place: le droit de vote, les fonctions d’autorité, les conflits relationnels, la revendication de nos droits, autant d’espaces dans lesquels la prétendue gestion compliquée de propres émotions peut être utilisée contre nous et tenter de nous renvoyer à ce qui serait notre place, loin de la rationalité, de la sphère publique, du prestige: du pouvoir.

Or inventer une recette et la revendiquer comme sienne demande un tel accès. Il semble donc bien plus sensé qu’Alba ait été, au mieux, un appui à l’invention plutôt que son instigatrice, pourquoi pas en dépit d’elle-même comme le suggèrent les récits à base de « c’est sur une erreur de sa femme qu’Ado a imaginé la recette ».

Facteur 3 : on a du mal à imaginer qu’une femme puisse créer

Comme « une femme » est considérée comme une éternelle enfant, comment voulez-vous qu’elle dispose de l’autonomie, l’assurance et la puissance nécessaire au génie créatif ? C’est bien connu, les génies sont des hommes, et les femmes qui y accèdent, des exceptions. « La femme » est muse, inspiration, assistante. Le génie créateur, c’est lui.

No shit, les George Sand, quand on peine à se rappeler qui est Mileva Marić. Jeanne-Claude effacée par Christo, Dora Maar et tant d’autres broyées par Picasso, la femme qui crée est automatiquement secondaire, accessoire: le créateur c’est surtout lui, vous voyez.

Et non, je ne perds pas de vue qu’on parle d’un tiramisu, et pas de grande littérature ni d’art contemporain. Non, je ne m’agace pas pour rien. D’abord parce que je préfère une vie sans Guernica que sans un dessert qui clame dans son nom son envie de nous remonter le moral ; ensuite parce que trouver un chef, un inventeur, un créateur, plus crédible au masculin, traverse toutes les sphères, donc nos vies, donc nos choix, donc nos destins.

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