J’en peux plus en fait. Je vous propose qu’on déplie toutes les questions autour des raisons pour lesquelles on croit pas les victimes. Parce qu’en vrai tous les arguments tiennent à un fil de mauvaise foi. Donc ouais, non, juste non.
En matière d’agression sexuelle, la panoplie du parfait enfoiré à qui on la fait pas contient pêle-mêle : la meuf elle ment, les preuves sont fausses, les faits sont biaisés, le féminisme est dictatorial, cancel culture, c’était mieux avant, et la présomption d’innocence dans tout ça. Parce qu’envisager que les victimes disent la vérité n’est pas sur la carte. Parce qu’il est plus confortable de protéger les agresseurs. Ça éloigne d’autant la nécessité de sa propre remise en question. Petit rappel : il n’est pas nécessaire de haïr explicitement toustes celleux qui ne sont pas des hommes cis pour être sexiste ; il suffit de leur accorder moins de valeur.
Pour info, je fais le choix dans ce texte de genrer les victimes de violences sexuelles au féminin, et les auteurs de ces violences au masculin, pour refléter la majorité statistique de part et d’autre.
Combien de paroles de victimes pour arriver à l’équilibre
Je lis la colère de Margot Pinot face à la relaxe d’Alain Schmitt pour faute de preuve, son témoignage, la flaque de sang et les photos de son visage tuméfié ne faisant pas le poids face à « spa moi ». J’ai en tête les 8 femmes qui accusent PPDA d’agression sexuelle, les 8 femmes qui accusent Zemmour d’agression ou comportement déplacé à caractère sexuel, les 5 femmes qui ont accusé Nicolas Hulot dans le reportage d’Envoyé Spécial et les autres qui l’ont fait hors-champ, les 25 femmes qui ont accusé Donald Trump de viol, agressions ou comportements déplacés à caractère sexuel…
Et je me retrouve comme 1000x devant ce constat : dans la balance, la parole d’un homme cis pèse plus que celle de plusieurs femmes. Relis ça. Encore. C’est quelque chose hein ?
Alors bon, je sais qu’on connait ça par cœur mais je vais quand même le répéter comme on est là pour ça : bien qu’il soit difficile d’obtenir des chiffres précis (par exemple parce qu’il n’existe pas de consensus sur ce qu’est une fausse accusation), les cas de fausses accusations concerneraient entre 2 et 10% des accusations. Alors moi je veux bien qu’on prenne ses grands airs pour faire semblant que l’argument « et si jamais elle ment » tient la route, mais à un moment va falloir se rendre à l’évidence, qui est que choisir cette option-là est tout bonnement de la misogynie. C’est purement et simplement, en dépit de toute logique et aveugle à la réalité statistique, tirer la conclusion la plus idiote.
Sauf qu’expliquer ça par la bêtise ne tient pas longtemps. J’en peux d’ailleurs plus des « faut éduquer », « si on leur expliquait mieux », « c’est un problème de conscientisation ». Non, c’est une façon d’assurer le maintien de l’impunité. Extrêmement efficace d’ailleurs, étant donné qu’il est estimé en Belgique que 8 victimes sur 9 ne porteront pas plainte. En effet, Femmes de Droit confirme que « les viols et les agressions sexuelles sont les crimes et délits pour lesquels les victimes portent le moins plainte », ce qui est tout à fait logique étant donné que la crainte de ne pas être cru·e est un frein pour parler (no shit), d’après moi-même et 90% des Belges.
Ne pas croire les victimes qui parlent, c’est un exemple. C’est une démonstration de force. Quand tu dis, quand tu penses « quand même, pourquoi il aurait fait ça », « quand même, faut pas écarter la possibilité qu’elle exagère », c’est le patriarcat en action, à travers toi.
Victime coupable
Pourtant, ces prises de parole sont encore largement considérées comme soutenant un désir de vengeance, une volonté de nuire, une attirance pour le glam et les paillettes de la vie de victime publique dont on se demande encore où vous pouvez aller chercher ça ailleurs que dans une nauséabonde mauvaise foi, et donnent encore lieu à d’immondes shitstorms d’insultes, soupçons et remises en question.
Mais il est nécessaire de comprendre ce qui se joue dans ces réactions: si en entendant les propos d’une victime, tu décides d’emblée qu’il faut prioriser la piste de l’innocence de l’accusé, ça implique automatiquement que tu priorises aussi d’emblée la piste que la victime, pour une raison ou pour une autre, ne dit pas la vérité.
Et c’est comme ça que les personnes qui portent plainte pour viol ou agression sexuelle deviennent tout calmement accusées. De mentir, de tordre les faits, d’être vénale, de l’avoir cherché, de pas être partie, d’avoir porté un pull, d’avoir cédé, de pas en avoir parlé à suffisamment de personnes, de pas avoir porté plainte directement, de pas être assez dévastée, d’être tellement dévastée qu’il doit y avoir d’autres problèmes, d’avoir un mode de vie suspect.
Ainsi, celleux qui hurlent à la présomption d’innocence s’avèrent bien souvent incapables de la nuance qu’iels réclament pourtant comme si c’était leur doudou. La présomption d’innocence ne signifie pas qu’il faille décider que toi, avec zéro knowledge de quoi que ce soit, décides maintenant qui ment. On l’a vu, statistiquement, partir du principe que les accusatrices mentent a peu de sens. En épistémologie, on recommande un principe de raisonnement qui s’appelle le principe de parcimonie : face à plusieurs hypothèses, on privilégiera « celle qui cadre le mieux avec ce que l’on sait déjà du fonctionnement du monde ». Une façon d’obtenir un aperçu sur le fonctionnement du monde ? Les statistiques, darling.
Parce qu’en vrai si l’idée de croire « sur parole » les victimes t’arrache ta petite gueule, alors explique-moi un peu en quoi l’idée de croire « sur parole » que les agresseurs n’ont peut-être rien fait te semble plus convaincante ? Sur base des éléments dont on dispose, l’hypothèse la plus parcimonieuse est que s’il y a accusation, il y a de très grandes chances pour qu’il y ait effectivement eu agression. Ça ne veut pas dire que c’est toujours le cas, ça veut dire que partir du principe que ça n’est jamais ou rarement ou minoritairement le cas est une conclusion tout à fait hors-sol.
La misogynie du doute
Il est d’ailleurs intéressant de remarquer que ce recours constant à l’importance de douter de la parole des victimes est une petite spécificité sexiste comme on les gerbe volontiers. Parce qu’en vrai, personne gueule au vice de procédure quand il s’agit des notions de détention provisoire ou de flagrant délit par exemple, or ce sont par définition des démarches ancrées dans le soupçon de culpabilité, non dans une culpabilité avérée. Si je dois te choper en flagrant délit, c’est que je te soupçonne et que j’ai besoin de prouver que ce soupçon est avéré, sinon j’ai pas besoin de flag. « The Wire » en mode présomption d’innocence comme on l’exige dans les cas de violence sexuelle, y’a pas de série, tu vois c’que j’veux dire ?
Ah bah oui. Ça semble logique mais rappelons-le pour les moins volontaires d’entre nous : la présomption d’innocence ne signifie pas qu’on ne peut pas accuser quelqu’un·e. Parce que sinon, comment t’accuses quelqu·une, tu vois ? Quand j’te dis que c’est absurde. Il y a, de facto, dans le fait même d’accuser quelqu’un·e de faits répréhensibles, l’idée que cette personne a commis ces faits, sinon tu l’accuses pas. Il est donc absolument logique que la procédure à laquelle on soumet un accusé ne peut partir du principe que l’accusé est coupable (that’s la présomption d’innocence for you), mais la procédure à laquelle on soumet un accusé a lieu parce qu’il y a soupçon de culpabilité.
Et cette idée ne fait chier personne tant qu’on parle d’un meurtre, de trafic de drogue, de vol… Ainsi, le doute suffit largement quand, par exemple, un ministre est écarté car on le soupçonne de détournement de fonds (qui va crier à la présomption d’innocence dans ce cas ?), par contre la suspicion d’avoir violenté une femme, ça passe crème (« onpeupassavoiraprétou »).
En 2017, le gouvernement d’Edouard Philippe en France (communément appelé le gouvernement Philippe I, et hop les Belges on est comme à la maison) présente sa démission parce que certain.es de ses ministres sont cité·es dans différentes enquêtes (sauce montages financiers et emplois fictifs), avant même que qui que ce soit ne soit condamné évidemment. Alors oui, le cas contraire existe aussi laaargement, des ministres soupçonnés qui restent en fonction.
Mais ce qui m’intéresse ici, c’est pas tellement qui reste en fonction ou non, c’est que l’opinion publique, la fâmeûûûse, estimait en grande majorité (à 70%) que ces démissions étaient justifiées. Alors même que bien sûr, tout le monde est présumé innocent dans l’affaire ; alors même qu’un des ministres (Ferrand) garantissait son innocence ; alors même que « la justice a estimé qu’à ce stade il n’y avait pas matière à enquêter » ; alors même qu’Édouard Philippe apportait son soutien aux ministres tout en reconnaissant parfaitement “l’exaspération des Français” face à une telle affaire : « Lorsqu’un ministre est mis en examen, il convient qu’il démissionne immédiatement » annonce-t-il, grand prince, sur RTL.
La présomption d’innocence ne semble aucunement bafouée, elle n’est même pas évoquée. Et pour cause : elle concerne en fait la qualité et la rigueur de la procédure qui vise à déterminer l’innocence ou la culpabilité d’un·e accusé·e, elle n’est pas une carte magique qu’on peut brandir pour trouver que c’est trop pas juste qu’on accuse quelqu’un. Et ça on le comprend très, très facilement aussitôt qu’on ne parle pas d’une forme de violence dont les hommes cis sont statistiquement majoritairement responsables. Parler de hasard à ce stade me semble au minimum obscène.
Les vies gâchées
Si le doute est utilisé à fond la caisse tant que l’accusé n’est pas reconnu coupable, t’inquiète on a aussi des belles stratégies qui puent pas du tout la mort une fois que nos héros sont tombés au combat. Ainsi, quand trouver que la victime ment surement devient moins aisé, il nous reste : trouver des excuses désolées à l’agresseur. Et là, sky is the limit, la palme revenant tout de même à la fameuse pulsion virile, aka c’est-pas-moi-c’est-ma-teub, qui consiste globalement à blâmer sa bite pour son manque de considération totale de l’intégrité physique d’un autre être humain.
Les médias jouent aussi souvent le jeu de « nos amis les agresseurs », en nous servant par exemple des agresseurs dans la tourmente à longueur de titraille (Zemmour dans la tourmente, PPDA dans la tourmente, Besson dans la tourmente, Darmanin dans la tourmente, mon conseil bien-être étant de remplacer dans sa tête « la tourmente » par « la benne à ordures à sa mère »).
Mais attention, comme on est une société d’adorables, la considération pour les agresseurs va beaucoup plus loin, jusqu’à leur souhaiter qu’avoir été [je consulte @cestquoicetteinsulte laisse-moi une minute…] des crevures de balais à chiotte ne leur portera pas préjudice pour leur bonheur futur. Mais oui : et si harceler une collègue, attraper les fesses d’une journaliste, insulter une gameuse ou violer sa meuf, lui gâchait sa vie, à lui ? En voilà des manières d’enflures pour insister sur la présomption d’innocence tout en chiant sur les victimes.
Alors petit point de syntaxe à ce propos : « ça pourrait gâcher sa vie » s’emploie uniquement pour parler des agresseurs, jamais des victimes. C’est comme ça, c’est la grammaire. Ça pourrait gâcher la vie du pauvre petit violeur potentiel. Sauf que t’inquiète que, condamnés ou pas, ça leur gâche tellement la vie qu’après avoir été accusé, on peut devenir ministre de l’Intérieur, recevoir des Césars, siéger à la Cour suprême des USA, voir une dette de 45 millions d’euros effacée parce que quand même tu fais des chouettes films, se présenter comme candidat à la présidentielle, devenir et rester président, ou faire face à zéro sanction même après avoir reconnu des faits de viol sur mineure.
Donc on va peut-être se calmer sur le gâchage de vie. Par ailleurs, au-delà de l’argument en fait un peu fucked-up qui consiste à démonter le « ça va gâcher la vie des agresseurs » par un « c’est même pas vrai », il me semble qu’une réponse plus simple et saine serait simplement : et alors ? Dans une société qui adore faire sembler qu’elle fonctionne au mérite et aux responsabilités individuelles, s’inquiéter du bien-être des agresseurs avant de (et bien souvent sans) s’intéresser à celui des victimes, le message ne pourrait pas être plus clair : la vie d’un homme cis a plus de valeur, et son corollaire, les violences sexuelles ne sont pas si graves.
La faveur de la procédure
Par ailleurs, pour celleux qui pleurent la mort de la présomption d’innocence, je vais tout de même me permettre de rappeler qu’elle fonctionne plutôt foutrement bien. Elle est en fait si bien appliquée que les condamnations sont rares : en Belgique, seuls 16% des plaintes finiront en condamnation. Ce qui ne signifie même pas encore que la personne reconnue coupable purgera une peine de prison. Si ce chiffre est effarant (je ne crois absolument pas à la prison comme moyen efficace de régler quoi que ce soit de ce merdier, mais il n’en reste pas moins que ce chiffre témoigne du peu d’usage que nous faisons du système de sanction prôné dans notre société), il devrait raisonnablement rassurer tous les stressés de la fausse accusation. Il est une preuve que le système fonctionne en faveur des accusé·es.
Mais, grand-tata-d’où, c’est quoi alors la présomption d’innocence, parce qu’on dirait bien qu’on fait que de la merde à utiliser une terminologie qu’on comprend pas ? Et bien mes petits chats, d’après la Ligue des Droits humains, la présomption d’innocence est un droit fondamental, c’est « le droit de toute personne, accusée d’un acte délictueux d’être présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie » On respire. On poursuit : « Il implique notamment que la charge de la preuve incombe à l’accusation, que le doute doit bénéficier à l’accusé. »
L’idée est donc que plutôt qu’exiger de l’accusé·e qu’iel prouve sa non-culpabilité, « une personne doit être considérée comme n’ayant rien fait de répréhensible tant que la preuve du comportement injustifié n’est pas rapportée. » Car dans bien des situations, il est extrêmement compliqué de démontrer quelque chose de négatif, d’apporter la preuve que tu n’as pas fait quelque chose, de prouver l’absence de quelque chose qui, well, est absent. Ce serait comme devoir apporter des preuves démontrant l’absence de Dieu, l’absence du monstre du Loch Ness ou… l’absence de consentement à un acte sexuel, dis donc ! Ah bah oui, c’est rigolo hein la justice quand on y pense.
Parce qu’une des difficultés dans les cas d’agression sexuelle, c’est que tu te retrouves en fait, pour prouver la culpabilité de quelqu’un·e (pour qu’il n’ait pas à prouver son absence de culpabilité), à devoir prouver ton absence de consentement. « Il découle du principe de la présomption d’innocence que c’est à la victime de prouver qu’elle n’était pas consentante [son absence de consentement]; jusqu’à preuve contraire, son consentement est donc présumé ». GOOD FUCKING LUCK.
Ça pose toute une série de problèmes, déjà parce que bon, (je cite un article de François Desprez, maître de conf à l’Université Paris Nanterre et membre du Centre de Droit Pénal et de Criminologie) « comme toute infraction, [l’infraction sexuelle] suppose une certaine dissimulation », l’agresseur va logiquement utiliser tous les moyens à sa disposition pour masquer qu’il y a eu acte répréhensible, et qu’il en est l’auteur ; ensuite, « il s’agit d’infractions pour lesquelles il n’est pas toujours aisé de disposer d’éléments matériels permettant de prouver leur réalisation (à l’inverse de la découverte d’une arme dans le cadre d’un homicide ou de l’objet dérobé pour une atteinte juridique aux biens) ». Ce défaut d’élément matériel est évidemment « d’autant plus fréquent si l’infraction a été dénoncée tardivement », ce qui est fréquent dans le cas particulier des violences sexuelles, avec toute la difficulté d’en parler face à l’armée de bouts de vomi qui va nous dire qu’on ment.
Desprez poursuit dans son article : « Ainsi la preuve d’un des éléments constitutifs de l’agression sexuelle (le défaut de consentement) se trouve facilitée, notamment par l’appréciation in concreto [ça claque à l’oral, j’te préviens] opérée par les juges. » Tu te retrouves donc à devoir prouver 1/qu’il y a bien eu acte sexuel et 2/que tu n’étais pas consentante ou plutôt, comme prouver une négative est, on l’a dit, hautement compliqué, tu te retrouves à devoir apporter la preuve qu’il y a eu contrainte, violence, menace ou surprise. Ce qui résulte assez facilement, du coup, en un accusé qui reconnaît l’acte sexuel, mais nie l’absence de consentement, extrêmement difficile à prouver par des éléments matériels. Voilààà, qu’on m’apporte de quoi me saouler la gueule maintenant svp.
Cette difficulté de récolter des preuves matérielles a un impact direct sur la lourdeur de la procédure pour la victime qui, aussitôt qu’elle s’est constituée partie civile « se soumet à la procédure : auditions, confrontations, examens médicaux ou gynécologiques, expertises psychologiques ou psychiatriques, enquête de personnalité. D’autant plus qu’en matière d’agression sexuelle, des investigations poussées sont nécessaires de manière à démontrer l’atteinte au consentement ». Ce faisant, elle se retrouve obligée de se confronter à au moins deux institutions qui ne sont pas caractérisées par un féminisme notoire ni une profonde efficacité en la matière, la police et le système judiciaire. So much for the glamour d’être une victime, non, vraiment, on adore, le rêve d’une vie, à nous la gloire.
Tribunal médiatique
Dans ces circonstances, je bénis, j’adule et je remercie les victimes qui trouvent je-sais-pas-où encore l’énergie de rendre ces informations publiques. Parler aux médias, diffuser sur les réseaux sociaux, se confier à un·e journaliste, c’est la version mégaphone de nos listes noires de gynécos pas safe, des regards entendus qui circulent entre nous sur les collègues à éviter, des groupes FB où on s’échange nos tips sur les journalistes, politiciens, artistes problématiques.
La prise de parole publique sur ces comportements, qui pourtant n’est aucunement un dû de la part de la part des victimes (genre AUCUNEMENT, on prend la parole si on le veut et c’est tout), ça peut être une mission de sauvetage. Un réseau parallèle qui fait le travail de warning, et donc de protection, vis-à-vis des dangereux. C’est donner d’autres moyens de savoir s’il y en eu d’autres. Ouvrir la voie pour d’autres.
Individuellement aussi, vu l’(in)efficacité, la lenteur et la lourdeur de notre système, rendre son affaire publique, c’est augmenter ses chances que l’enquête soit menée sur plusieurs fronts. Donc même indépendamment de tout jugement de valeur sur cette pratique, il est clair qu’il s’agit d’une démarche tout à fait rationnelle pour que la justice se saisisse d’un dossier.
On l’oublie parfois après le 62è article torché avec les pieds qui nous raconte que Jeanine elle aime pas quand on met du sel de dégel parce qu’après ça décolore les pavés devant chez elle et c’est moche, ou quand on nous assure qu’une étude très très scientifique prouve que les gens qui mangent la peau des tomates font de meilleures pipes, mais les médias et journalistes remplissent un rôle fondamental en démocratie : une mission d’information, dans le cadre de règles déontologiques vu leur métier, et légales vu qu’iels sont des citoyen·nes.
Ainsi, un autre fun fact décoiffant sur la présomption d’innocence (on en aura appris des choses hein), c’est que comme l’indique le Conseil de déontologie journalistique belge, elle « s’applique à toute personne impliquée dans une procédure judiciaire, contraint non seulement les autorités judiciaires au sens large (les policiers, le ministère public et la magistrature assise), mais aussi les représentants de toute autre autorité investie du pouvoir public ». Et t’as vu qui y’a pas dans la liste ? La presse, dis donc. Mais oui, parce qu’en vrai, « [e]n tant que règle fondamentale de procédure pénale, la présomption d’innocence ne s’impose ni ne s’oppose au principe constitutionnel fondamental de la liberté de la presse », considérée « comme un des principes de base de la démocratie ».
Ainsi, pour résumer, les journalistes « possèdent la pleine et entière liberté de présenter des personnes comme responsables de certains faits à l’issue d’une investigation journalistique, pour autant que celle-ci aura été menée dans le respect des règles déontologiques » qui sont décrites dans cet article hyper éclairant. Et t’sais quoi, en vrai c’est ça leur taf aux journalistes. Me lance pas là-dessus parce qu’on va s’emmêler les pinceaux dans mes émotions contradictoires, mais oui, à la base C’EST ÇA LEUR TAF. Il est donc parfaitement raisonnable et juste de se tourner vers elleux pour rendre une accusation publique.
Remember Weinstein ? L’affaire a enfin pris de l’ampleur après que les journalistes du New York Times Jodi Kantor et Megan Twohey ont publié une enquête de plusieurs mois, ensuite appuyée davantage par l’article de Ronan Farrow dans le New Yorker. En août 2020, c’est Numérama et la journaliste Marie Turcan qui ont largement renforcé la vague #balancetonyoutubeur en publiant une enquête ultra fouillée autour de l’affaire ExperimentBoy. Idem pour le reportage d’Envoyé spécial qui respecte les règles déontologiques (respecter le droit de réplique, prohiber les informations non-vérifiées, etc.) dans le cas Hulot. Donc tu peux ranger ta cotte de maille et ton épée en bois, y’a pas de vice à dénoncer, y’a pas de « c’est pas du jeu ». C’est du jeu, et ça s’appelle la démocratie stu veux (OK je suis la première à dire qu’on vit pas en démocratie, mais avoue là ça sonnait franchement bien).
On n’a pas toustes à y gagner
Pour finir, je voudrais revenir sur l’idée qui me semble particulièrement naïve selon laquelle nous aurions toustes à y gagner de mener ce combat pour entendre et croire les victimes. C’est faux. On n’a pas toustes à y gagner, certains ont même énormément à perdre, et il me semble essentiel qu’on reconnaisse ça.
Entendre Nicolas Hulot, sans une once de remise en question, expliquer que le corollaire à la considération de la parole des femmes, c’est que les hommes sont piégés et détruits par les accusations, quand il nous explique être « anéanti » au point de n’avoir même pas la force de donner sa version des faits parce que à quoi bon, je sais pas vous, moi ça me donne envie de dépecer mon canapé en vomissant par les yeux.
Je trouve en particulier cette phrase éclairante : « La parole des gens mis en cause aujourd’hui elle est de fait dénaturée et suspecte […] vous savez très bien que ce sera parole contre parole, ce qui est normal aujourd’hui la parole des femmes est sacrée, la parole des hommes elle est mise en cause donc c’est même plus la peine de se défendre […] Quel poids va avoir ma parole dans le contexte actuel ? » Elle résume pour moi tout ce qu’on essaye de se faire croire autour du fait que les hommes ont autant à gagner dans ce combat. Non, les agresseurs, leurs potes, les « mecs bien » qui décident eux-mêmes où est la ligne, ceux qui parlent de zone grise, ceux qui profitent de leur pseudo-féminisme pour agresser, tous ont à perdre à croire les victimes et à encourager qu’elles soient écoutées et crues.
La citation de Hulot me marque parce qu’elle exprime très bien le paradoxe qui veut valoriser la « parole des femmes » (aka les accusations de violence masculine) sans perdre l’ombre d’un privilège. C’est simplement impossible : oui, choisir d’écouter les accusations, c’est accepter de prendre la mesure de la violence. C’est demander des comptes. C’est arrêter l’impunité qui autorise et encourage cette violence. C’est enrayer un système où il fait mieux vivre en tant que violeur que victime.
Parce que vu d’ici, qu’est-ce que la position est limpide quant à la valeur accordée à la vie de chacun·e, au corps de chacun·e, à l’avenir de chacun·e. Alors avoir un sursaut d’inconfort dès qu’on parle de sanctionner les agresseurs ça va deux minutes. Prendre en compte la valeur de la vie des femmes c’est pour quand ? Des minorités de genre ? Des récits de violence constants, de la colère, c’est pour quand ? C’est quand que la complaisance joue en notre faveur? C’est quand en fait qu’on s’enrage plus parce qu’une femme a été violée que parce qu’un homme a été accusé ? C’est quand qu’on arrête de s’inquiéter de celui qui fout tout seul sa vie en l’air ainsi qu’une vie qui lui appartenait pas ? C’est pour quand cette colère-là ?