D’où il pue le mépris ton pull Lidl ?

Mais bonjour les ami·es du prêt-à-porter chic et tendance, comment ça va ? Moi bof bof. Enfin si, d’un côté ça va parce que je me suis nourrie en continu de Ferrero Rocher aujourd’hui et c’était bien. D’un autre côté : quoi le fuck, les riches que ça fait marrer de porter du Lidl ?

OK, laisse-moi t’expliquer tout ça pour que tu comprennes pourquoi je tape présentement ces mots avec un sourire qu’on pourrait qualifier de : figé. Lidl a mis en vente, pour la modique somme de 8,99€, des pulls de Noël, qui bardé de flocons, qui flanqué des marques fétiches de l’enseigne, qui encore agrémenté de lampes LED clignotantes et oui, quand je suis énervée parfois j’écris comme dans un Lonely Planet. Moins de 2 semaines plus tard, tous les magasins belges étaient en rupture en stock, plein de médias avaient parlé des pulls moches-mais-must-cependant de Lidl et les vêtements se revendaient à prix d’or sur le dark web (non ça j’exagère, mais à 50€ sur ebay).

On la connait par cœur la hype de l’indigence, toutes les formes de récupération de ce qui est considéré comme méprisant, gênant, honteux, inférieur, piteux ou sale jusqu’à ce qu’il soit ramassé par les classes dominantes pour devenir chic. Du sac Ikea à celui, littéralement 2000x plus cher de Balenciaga, du graffiti dans le code pénal à la vente en millions quand on s’appelle Banksy ou Louis Vuitton, oui, on connait. Mais ces exemples concernent un passage fulgurant d’éléments réservés aux classes populaires vers les riches des riches, celleux qui ne font pas semblant.

Le truc avec Lidl, et qui me fait bondir d’autant plus vite, c’est qu’on n’est pas dans ces hautes sphères de la thune dont on peut facilement se sentir tout à fait déconnecté·e. On est dans un espère de ventre mou de la classe (ou plutôt ce qu’on présente comme tel), et du coup le mépris semble peut-être moins spectaculaire, plus banal, donc aussi plus acceptable.

Dans les (nombreux) articles sur ce coup de com’ de Lidl, un passage a retenu mon attention et m’a fait faire la prouesse de lire tout en roulant des yeux à m’en polir les orbites : Libé détaille les différents aspects trop start-up nation qui font que cette vente de pulls de Noël est décidément un sacré coup marketing bien rôdé.

À côté des stratégies ‘vente en Belgique et en France avec date de sorties différentes’ et ‘la rareté fait acheter’, Libé identifie aussi ceci : « L’engouement autour de l’enseigne découle d’une stratégie mise en place dès 2014 : Lidl promet à sa clientèle la fin du déclassement et de la honte sociale. Elle n’est plus composée d’acheteurs lambda qui se rendent en loucedé dans un magasin froid, distant et avare en communication. Tel le Futé d’Agence tous risques, ils sont à l’affût des bons plans et font des achats tendance sans que leurs comptes en banque fassent des loopings. »

Bon premier point : la réf à l’Agence tous risques. Il faut cesser maintenant avec les références d’antan. Oserais-je suggérer un abonnement Netflix ? SINON, ce passage réussit l’exploit de réitérer la suggestion qu’il faudrait avoir honte d’aller au Lidl, tout en nous annonçant que c’est bon, c’est fini, plus personne a honte parce qu’en fait y’a plus de pauvres (oui, en fait y’a des gens pauvres, on t’a fait croire que c’est un gros mot pour qu’on en parle pas trop, au top sur la stratégie de com’ les capitalistes). Oui, ce jour est arrivé : toustes les pauvres se sont visiblement auto-reconverti·es en bobos désormais ravi·es d’afficher fièrement leur appartenance au monde de Lidl. Y’a pu de pauvres, que des petit·es rusé·es qui cherchent le bon plan. La magie du monde de demain, j’imagine.

Non mais tu réalises l’outrecuidance ? La profondeur de la condescendance ? Que Lidl essaye d’avoir des magasins moins froids, soit, très bien, j’adore, mais qu’on en conclue que Lidl promet « à sa clientèle la fin du déclassement et de la honte sociale » ? Et que depuis, ce sont plus les pauvres honteux·ses qui composent la clientèle, mais les futé·es qui aiment les soldes ? Tout va bien, maintenant tout le monde a la classe en allant au Lidl, c’est ça ? S’agirait peut-être d’arrêter de mépriser la pauvreté avant, nan?

Parce que permettez-moi de me hérisser sur un point qui, peut-être, vous aurait échappé : il est absolument clair que les pulls kitsch avec Lidl écrit en grand partout, sont valorisés socialement dès lors qu’ils sont portés par quelqu’un.e qui, en fait, a un niveau de vie (par là j’entends : les sous, mais pas que) qui lui permet de porter ce pull de façon tout à fait ironique. Et tu sais ce qu’elle dit cette ironie ? Elle dit « Regarde comme c’est drôle, je porte un pull d’une marque dont je devrais avoir honte ». Elle dit « regarde on fait comme si j’étais pauvre sauf qu’en vrai non donc c’est drôle ». La seule raison qui te permet cette distance ironique, c’est précisément que tu as ce luxe (oserais-je dire ce privilège) de la, fucking, distance. Tu peux te permettre, sans que cela n’entame ton capital social voire en l’augmentant, de trouver que porter une marque de pauvres, c’est drôle, c’est edgy, c’est esprit de Noël. C’est pour du semblant. C’est de la honte pour du semblant.

Parce que ce dont on nous dit qu’on doit avoir honte en fait, c’est pas d’aller au Lidl, c’est d’être pauvre. Du coup si tu vas au Lidl « pour acheter le truc décalé qui s’arrache sur ebay », en opposition à « n’être financièrement pas en mesure de faire ses courses ailleurs », tu peux tranquillement rire du discount sans jamais ressentir la gêne qui peut y être associée. Et arborer fièrement ton pull de pauvre, sans aucune stigmatisation associée, si ce n’est celle qui stigmatise quelqu’un·e d’autre que toi, donc ça va.

C’est précisément le même principe qui veut qu’une personne pauvre soit sanctionnée à la moindre faute d’étiquette, qui trahit son appartenance à la mauvaise classe. « Bourgeois » étant au même titre qu’homme, cis, blanc, hétéro, une facette de la minorité hégémonique qui constitue la norme, et à laquelle, à ce titre, nous devrions toustes vouloir ressembler, nous sommes tenu·es de laisser transparaître le moins possible, et le plus tard possible, que nous n’en sommes pas. Sous peine de sanctions sociales, dont la moquerie est l’une des formes les plus explicites (il en existe bien d’autres).

Autrement dit, les riches (pardon, « celleux qui n’ont pas à s’plaindre ») n’ayant aucunement besoin de prouver qu’iels le sont comme bah… iels le sont, peuvent dès lors se permettre d’adopter des comportements qui seraient immédiatement et parfois violemment reprochés aux personnes pauvres, et utilisés comme marqueur de pauvreté, comme témoins de ce qu’elles n’appartiennent pas à la bonne classe.

Pour le dire platement : péter, roter, chier la porte ouverte, mais aussi jurer, s’habiller avec des vêtements de seconde main, avoir une barbe de quelques jours, être décoiffé·e, être impoli·e, être bordélique, parler mal aux gens, tous ces comportements sont autrement acceptés en fonction de qui les incarne.

Attention je ne dis pas que les riches (pardon, « les personnes aisées ») ont intérêt à adopter ces comportements, qu’ils sont invisibles quand ils sont adoptés par des riches ; je dis que les riches peuvent se le permettre, que la sanction n’est pas la même et qu’un·e riche (pardon « quelqu’un·e de classe moyenne-moyenne supérieure ») adoptant ces comportements n’a aucune raison d’être perçu comme n’appartenant plus à la bonne classe, tandis que les mêmes comportements adoptés par un·e pauvre seront immédiatement perçus comme des marqueurs de (la mauvaise) classe.

Un·e pauvre qui rote à table, et c’est la preuve de sa non-appartenance, c’est la preuve que c’est toute sa classe qui est dégueulasse et ne sait décidément pas se tenir. Un·e riche qui rote à table, c’est entre irritant (perçu comme un défaut de caractère individuel) et drôle.

Vous imaginez donc bien la pression qui pèse en permanence sur les classes inférieures, qui doivent constamment donner les gages de ce qu’elles ont bien compris les codes disqualifiants, la blague amère étant qu’aucun code n’est, en revanche, qualifiant, ou alors au prix d’un long et souvent douloureux transfuge. Que même quand on upgrade sa classe, ces codes te collent.

Donc quand vous nous sortez vos petits pulls Lidl pour montrer à quel point vous êtes décidément trop cool, moi je pense à ma leçon de vie en primaire d’avoir un pull joli jusqu’à ce que mes copines sachent d’où il vienne. Je pense aux années que ça m’a demandées pour retourner au Aldi sans gêne d’y être vue et sans culpabilité d’être gênée parce que je savais que ma maman faisait au mieux. Je pense à la gêne qui pousse à ne pas aller réclamer les 3€ qu’on avait dit qu’on me rembourserait. Je pense aux fois où quelqu’un·e décrète qu’on va diviser la note alors que j’ai choisi mes plats en fonction de mon négatif. Je pense à un·e collègue qui trouve très cocasse que la pochette de mon PC vienne de chez Wibra. Je pense à une AG où chaque personne présente se découvre un point commun-mais-dis-donc-quel-hasard : chacun·e, à part moi, a un·e architecte dans sa famille très proche (ça fonctionne aussi avec les médecins, c’est les mêmes familles).

Et pour paraphraser avec plein d’humilité les mots brillants de Kaoutar Harchi que j’ai eu le plaisir d’aller écouter dans une librairie bruxelloise (en dialogue avec Amandine Gay, oui c’était aussi magnifique que ce que ça sonne), quand je dis « je », je me le permets parce que je sais qu’on est plusieurs à se reconnaître dans ces exemples. Ce « je », je me le permets parce qu’il est un miroir, qui reflète un « nous ». J’ouvre une parenthèse, mais Amandine Gay a d’ailleurs eu cette formule que je trouve parfaite, en parlant des savoirs des personnes racisées, et de qui prétend produire un savoir universel : « La minorité hégémonique des hommes blancs parle en ‘nous’ pour dire ‘je’ ; nous, on parle en ‘je’ pour dire ‘nous’ ». Fin de la parenthèse (dont t’avoueras quand même qu’elle valait le détour).

Je voudrais conclure en soulignant qu’il n’y a pas de honte à aller au Lidl pour chercher le bon plan. Il n’y a pas de honte non plus à aller au Lidl parce qu’on n’a pas les sous pour Carrefour. Enfin si, y’a de la honte, ou plutôt il devrait y en avoir, mais pas de ce côté-là. Plutôt du côté des puissant·es qui effacent la pauvreté en parlant de « précarisation » ; du côté de celleux qui éludent systématiquement les questions de classe comme si ça ne pouvait être que secondaire, ou oublient d’en examiner l’intrication serrée entre ce système d’oppression et celui du racisme, de l’impérialisme, du sexisme ; du côté de celleux qui prennent « il faut choisir ses combats » à la lettre ; du côté de celleux qui, confondu·es jusqu’aux sourcils dans leurs privilèges, pensent encore que l’appropriation, la récupération et la ridiculisation des codes des classes qui galèrent est un ressort comique, léger ou acceptable.

%d blogueurs aiment cette page :