« Femme castratrice », 1/ça veut rien dire, 2/ça repose sur que dalle, 3/c’est sexiste, 4/ça parle surtout de votre trouille que les femmes prennent le pouvoir.
Y’a un site qui s’appelle Passeport Santé et qui se retrouve systématiquement sur la première page des résultats Google quand on se pose une question de santé. « Urticaire, que faire », « quel vaccin choisir », « alimentation équilibrée », vas-y check, Passeport Santé arrive à chaque fois sur la première page, et presque systématiquement dans les 5 premiers résultats. Et bien Passeport Santé, avec toute son aura médicale, a décidé de nous pondre une bouse intitulée « Comment reconnaître une femme castratrice », parce que finalement, la science, on s’en carre, c’est bien plus chouette d’être sexiste.
Sorti en 2021, l’article a le mérite de compiler (sans le vouloir, je présume) tous les clichés sur cette notion bien fumeuse qu’est « la femme castratrice » et nous enjoint donc « à les reconnaître ». Car oui, les femmes castratrices sont parmi nous. C’est peut-être ta mère, c’est peut-être ta sœur, c’est peut-être ta bloggueuse préférée, c’est peut-être ta folle d’ex (toi aussi, tu as eu un ex qui disait que toutes ses ex étaient folles ? Passion toxicité), c’est peut-être TOI-MÊME.
Pas de bite, pas de chocolat
Bon d’abord, qu’est-ce que donc que c’est que donc que la femme castratrice ? Et bien la théorie particulièrement pas élaborée de Freud (la légende dit que si tu dis son nom 3x, tu invoques les esprits de la bichonnerie et Emmanuel Todd, Darmanin et Nicolas Bedos fusionnent) dit qu’en gros, imagine t’es une meuf cis. T’es un baby, t’as 2 ans, t’es là, tu manges ta Play-Doh à paillettes tranquilou, tu fais ta life, détendue de la zézette. Puis PAF t’as 3 ans, et ça te percute : t’as pas de zizi, et c’est hautement problématique. À partir de là, ta vie tournera autour de cette absence de bite. Parce que toi tu le veux le zizi, ça pend, c’est flasque, on sait faire l’hélicoptère avec : banco, sur la wishlist.
Et puis tu passes ta vie à décidément pas t’en remettre. L’impossible deuil du zgeg te mène alors à considérer ton sexe à toi comme défavorisé une fois adulte (et ça te fait des générations de féminiss’ à qui faut apprendre les bases de la décence). Là-dessus, envie, jalousie et tutti frutti. Et nous y voilà, le cœur du problème mais aussi de toutes les explications de tous les problèmes du monde à tout jamais : les femmes elles en veulent aux hommes, parce qu’ils n’ont pas été castrés, eux.
Alors que cellui qui n’a jamais fantasmé le pipi nature sans niquer ses baskets me jette le premier pisse-debout. Mais de là à nous coller une jalousie de la teub, je suis pas sure-sure.
« Femme castratrice », c’est l’anagramme de « total bullshit »
C’est peut-être un bon moment pour rappeler que si cette théorie semble fumeuse, c’est parce que qu’elle l’est. Quand je dis fumeuse, c’est qu’elle ne repose sur rien du tout. Mais genre, du tout. T’sais comme si moi je disais « c’est marrant, à chaque fois que les mecs disent qu’ils font quelque chose à la maison, c’est les tâches où t’as le moins envie de crever d’ennui ». Avoue là, j’te balance ça comme ça, sans preuve, t’as pas très envie d’y adhérer à ma théorie, you want more, et t’as bien raison.
Alors je dois faire des observations, mener une enquête, produire des stats, pour pouvoir affirmer en toute quiétude ensuite « ah bah oui tiens, les tâches que les mecs rechignent le plus à faire sont les trucs magistralement chiants comme le repassage (que plus de 70% des hommes n’effectuent jamais), faire les poussières, trier le linge, nettoyer les sanitaires, laver le sol, changer les draps, alors que les mecs s’occupent pépouze de sortir les poubelles (méga relou mais pardon ça prend royalement 60 secondes 2x par semaines, c’est pas non plus le goulag), cuisiner (et tout bien poster sur les réseaux pour bien montrer comme c’est un mec qui « aide sa femme »), faire les courses (l’enquête ne dit pas qui fait la liste des courses, mais nous on sait que c’est toi, t’inquiète, on te voit) et faire la vaisselle (t’sais en boudant qu’y’a une casserole pleine de sauuuuuce, pendant que toi tu fais des bruits de chats malade en récurant les chiottes) ».
My point c’est quoi, au-delà de me faire plaiz en mémorisant les chiffres qui suivront mon prochain « oh tu cuisines, how cute » ? C’est que pour affirmer quelque chose, il faut des preuves, ou au moins des tendances, qui viennent supporter ce qu’on affirme. Sinon ça s’appelle pas un fait, mais un vœu magique. Comment donc Freud s’y prend-il pour élaborer une théorie aussi fortiche, alors ? Et bien, il s’y prend pas. Mais alors là, pas du tout.
Freud dit de lui qu’il n’est « absolument pas un homme de sciences » (Freud, cité dans Van Rillaer), Freud ne voit pas l’intérêt des statistiques, Freud sait que les histoires de ses patients « se lisent comme des nouvelles et sont pour ainsi dire privées de l’empreinte de sérieux de la scientificité » (toujours Freud). En fait, depuis les années 1930, plein d’études ont testé méthodiquement les théories freudiennes, et n’arrivent pas à les confirmer.
Alors le problème est pas tant d’écrire plein de trucs sans être scientifique, ça donne même d’excellents romans. Par contre, quand un site comme Passeport Santé reprend ce genre de lexique sans le contextualiser et nous torche un vomitif naturel en forme d’article psychologisant sur les filles, femmes, mères, qu’il faudrait reconnaître comme castratrices, c’est sérieusement problématique. Qu’un site médical se retrouve à présenter des conseils basés sur du total bullshit, on frôle la faute professionnelle.
Freud, passion mysogynie
Je me permets d’insister aussi sur la dimension particulièrement sexiste de la pensée freudienne. Un exemple parmi un million, Freud affirme que l’infériorité intellectuelle des femmes est « un fait indubitable ». Voilà voilà, bonne ambi. Ne venez pas me dire « oui mais il pouvait pas faire autrement, c’est l’époque ». L’époque de Freud c’est aussi la grande époque des suffragettes, Freud est contemporain de Beauvoir, enfin à un moment les excuses c’est bon hein.
Prise dans son jus, l’idée de « femme castratrice » est donc sexiste comme son papa, et sert à justifier les clichés les plus pratiques pour la bonne tenue des rôles de genre actuels. Par exemple (attention alerte « lien random »), comme elles n’ont pas de kékette, les filles et femmes parlent plus. Voilà voilà. « Les filles ont généralement la langue bien pendue, parce que, justement, elles n’ont pas de zizi. Il faut bien qu’on les remarque par autre chose », nous écrit avec beaucoup de sagesse (lol) la psychanalyste de premier plan Françoise Dolto. C’est quand même rigolo parce qu’à nouveau, si on se tourne vers le réel et pas la fiction psychanalytique, on voit quoi ? Les filles et femmes sont plus souvent interrompues quand elles parlent, « majoritairement par des hommes, indépendamment des niveaux d’intimité, des attributs de personnalité ou du statut des participants en interaction, que ce soit dans la sphère professionnelle, sociale ou privée » (Carvalho, 2021), et ce dès l’enfance. Encore un bon point pour la science, bien ouéj Sigmund.
L’envie de pénis des femmes permet aussi de justifier la plus grosse arnaque de tous les temps, celle qui consiste à faire croire aux femmes qu’elles ne sont valides qu’à travers leur rôle de mère, car en grandissant, « le souhait d’avoir un enfant a ainsi pris la place du souhait du pénis » (oui, c’est une citation de Freud). Dans son livre Les désillusions de la psychanalyse, l’ex-psychanalyste aujourd’hui repenti Jacques Van Rillaer explique que « [s]elon Freud, la réussite de la vie conjugale dépend de la capacité de la femme à abandonner le désir du pénis pour le désir d’un enfant, et de considérer son mari de la sorte [il cite Freud] : ‘Le mariage n’est pas assuré tant que la femme n’a pas réussi à faire de son mari aussi son enfant et à agir à son égard comme la mère’ ».
Alors oui, ce sont des considérations qui appartiennent au monde spécieux de la psychanalyse, mais ça signifie que quand tu utilises cette notion (ou que quand Luc-Bichon le fait à la machine à café pour parler de son ex) comme si elle renvoyait à une réalité, c’est aussi tout ça de sexisme que tu charries, que tu le veuilles ou non.
« Personnalité toxique », supplément sexisme
D’après l’article de Passeport Santé, une « femme castratrice » est « oppressante, parfois blessante et jamais satisfaite […]. Toxiques pour elles-mêmes mais aussi pour leurs proches, elles dominent. » D’accord, on part donc sur un excellent capital sympathie. Mais le problème au fond n’est pas tant de proposer aux hommes de ne pas côtoyer des femmes qui leur cause du tort (ce qui est, en soi, plutôt une riche idée pour une vie amoureuse épanouie). Le problème n’est pas, donc, qu’il existe un terme pour désigner une personne toxique dont il faut s’éloigner au risque d’y laisser sa joie de vivre. Mais en fait, « personne toxique » (qui revient d’ailleurs énormément dans les articles sur les femmes castratrices) fonctionne très bien.
Ah oui mais non. J’oubliais un détail de poids : si au lieu de parler de « femme castratrice », on utilise le terme plus neutre de « personne toxique », on se coupe de tout un monde enchanteur de propos sexistes. Parler de femme castratrice permet en effet de parler de toxicité comme si c’était un trait spécifiquement féminin, étant donné que la notion n’existe pas au masculin : lier ça au pénis, c’est l’idée misogyne du siècle, ça assure qu’on ne puisse pas si facilement retourner l’injure.
Associée exclusivement au féminin, la « femme castratrice » parle aussi de la peur que nous devrions avoir des femmes qui veulent (légitimement, #patriarcat) plus de pouvoir. La notion de pouvoir est constamment ramenée sur le tapis, en premier lieu dans l’article de Passeport Santé pour qui « une femme castratrice est celle qui veut le ‘phallus’ (le pouvoir) pour elle seule ». Ainsi, utiliser cette notion qui sonne bien solide, bien psychiatrique (même s’il n’en est rien du tout), permet au calme de pathologiser tout comportement qui ressemble à une prise de pouvoir de la part d’une femme. Il existe un flou sémantique (c’est le problème des notions qui reposent sur du vent) par lequel « femme castratrice » désigne à la fois une personne toxique dont il faut (à raison) se prémunir, et une femme qui fait preuve d’agentivité.
Alors moi je veux bien, mais je crois qu’il y a une petite faille argumentative : si on est aussi toxique à partir du moment où on VEUT le pouvoir, l’urgence consiste éventuellement à interroger le comportement de ceux qui ONT le pouvoir.
La femme castratrice est un mec
Dans l’article, on a cette magnifique définition du comportement de la « femme castratrice » qui permettrait de la débusquer. Je vous laisse déguster : « En couple, la femme castratrice fait la loi. À son compagnon, elle donne le sentiment qu’il n’est pas à la hauteur, qu’il ne peut jamais la satisfaire en général. Elle n’hésite pas à l’abaisser, à répondre à sa place en public. Plier l’individu à sa vision des choses, à ses besoins et parfois même à ses fantasmes les plus intimes et sordides, est une façon pour elle d’avoir le dessus. De toutes les façons, elle est toujours plus intelligente, mieux que lui. Elle priorise ses désirs, ses besoins sans tenir compte du tout de ses besoins à lui. La femme castratrice n’a pas conscience de l’être. C’est sa nature, pour elle, c’est ainsi que va le monde. » Mais… Attends un peu… La femme castratrice… Ne serait-ce pas *TIN-TIN-TIN-TIIIN* : un Jean-cis-hétéro-sexiste-de-base ?
Attends, ose me dire que tu penses pas à ton ex si t’es une meuf hétéro, ou à n’importe quel pote de ton pote : « En couple, Jean-Pine fait la loi. À sa compagne, il donne le sentiment qu’elle n’est pas à la hauteur, qu’elle ne peut jamais le satisfaire. Il n’hésite pas à l’abaisser, à répondre à sa place en public. Plier l’individu à sa vision des choses, à ses besoins et parfois même à ses fantasmes les plus intimes et sordides, est une façon pour lui d’avoir le dessus. De toutes les façons, Jean-Pine est toujours plus intelligent, mieux qu’elle. Il priorise ses désirs, ses besoins sans tenir compte du tout de ses besoins à elle. Le mec cis hétéro sexiste de base n’a pas conscience de l’être. C’est sa nature, pour lui, c’est ainsi que va le monde ». À s’y méprendre, avoue.
Ma question est donc la suivante : quid des hommes qui ont précisément ce comportement ? Je vous l’demande ? On fait quoi des mecs qui viennent te phagocyter la joie d’être en vie dès que t’as le malheur d’être en couple avec eux parce qu’ils pensent que tu leur appartiens ? On les appelle comment, ceux qui violent, humilient, exercent le pouvoir de leur bite pour mieux te contrôler, ceux qui écrivent des livres pour dire comment avoir l’emprise sur nous, ceux qui mansplain, ce qui est quand même la preuve la plus éclatante de ce qu’ils se pensent constamment plus malins qu’une meuf, ceux qui priorisent leurs désirs, leurs envies, leurs besoins en couple, au boulot, en famille, entre ami.es ? Enfin pardon hein, mais il me semble quand même qu’il y urgence à désigner l’équivalent masculin, qui n’a en vérité rien d’équivalent étant donné qu’il exerce ce comportement avec le pouvoir, lui. Parce que vu d’ici, on dirait surtout qu’à comportement égal, on a droit à un traitement pour le moins différencié. C’est quand même intéressant qu’on ait un terme pour désigner (et pathologiser au passage) une femme qui veut le pouvoir, et que le terme pour un mec qui l’a, le pouvoir, c’est juste « un mec ».